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« Nous avons plus que jamais besoin de former des esprits critiques »

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À l'aube de l'année 2024, placée sous le signe des dix ans de l'université de Bordeaux, son président Dean Lewis mesure le chemin parcouru et trace des perspectives d'avenir.

Photo : Dean Lewis, président de l'université de Bordeaux © Gautier Dufau
Dean Lewis, président de l'université de Bordeaux © Gautier Dufau

En 2024, l’université de Bordeaux fête ses 10 ans. Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru ?

Aujourd’hui, un habitant sur dix de la métropole bordelaise étudie ou travaille à l’université de Bordeaux. Au-delà du fait qu’elle est le troisième employeur public de la région Nouvelle-Aquitaine, l’impact économique et sociétal de l’université de Bordeaux est notable, comme le souligne une étude diligentée en 2021 par l’association Udice. D’une autre manière, on mesure d’autant mieux l’impact de notre université qu’on s’en éloigne géographiquement. Ainsi, quand je me rends à l’université de Kyoto au Japon, ou celle de Laval au Québec, et que nous faisons un bilan des collaborations entre nos établissements - collaborations historiques et qui s’appuient sur les meilleures équipes de part et d’autre -, l’influence à l’international de l’université de Bordeaux est flagrante.

En France, à travers nos échanges avec le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, ou nos homologues au sein de l’association France Universités, on constate que l’université de Bordeaux véhicule l’image d’un établissement qui, malgré sa relative jeunesse, a réellement réussi à trouver sa place et a su construire et affirmer son positionnement institutionnel. C’est paradoxalement au niveau régional que nous devons conforter notre image, alors que l’université de Bordeaux et ses partenaires académiques rassemblent la moitié des forces de recherche et un tiers des étudiants de Nouvelle-Aquitaine. Pour autant, notre leadership et nos compétences en matière de pilotage sur de nombreux sujets ont des conséquences bénéfiques et un effet d’entraînement pour tout l’écosystème régional de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Si l’on revient aux fondements qui ont mené à la création de l’université de Bordeaux, notre première motivation était de favoriser l’interdisciplinarité, parce qu’on savait déjà que les grandes questions scientifiques et les grands défis sociétaux le nécessitaient. La création d’une seule institution permettait d’effacer les frontières administratives des établissements, de favoriser la circulation des talents et des idées, et le croisement entre les disciplines. Notre visibilité à l’international était une conséquence attendue de cette fusion. Une autre conséquence a été d’atteindre une masse critique permettant d’asseoir notre stratégie sur des fonctions de pilotage avec une expertise de haut niveau, sur le plan des ressources humaines, du budget, du patrimoine immobilier, du numérique…

Dix ans plus tard – et cela a pris du temps, il ne faut pas le nier -, je perçois dans l’ensemble des communautés un véritable sentiment d’appartenance à l’université de Bordeaux, même si l’attachement premier se porte souvent, pour un enseignant ou un enseignant-chercheur, sur son unité de recherche ou sa faculté, et pour un étudiant sur son unité de formation.

Après 10 années, je peux affirmer sans hésitation que l’université de Bordeaux est une réalité pour toutes et tous et ne fait plus l’objet de remise en question. C’est la conséquence d’une transformation majeure de l’organisation de l’ESR, que ce soit au niveau de la métropole, de la région ou de la France. C’est aussi le résultat d’un engagement hors norme de l’ensemble de la communauté universitaire dans des conditions loin d’être optimales ; on peut citer l’insuffisance de financement de la part de notre tutelle ou la complexité administrative. Comme pour toutes les grandes organisations, a fortiori récentes, le défi reste de concilier l’image positive que renvoie l’université de Bordeaux à l’extérieur et le ressenti de chaque personnel et de chaque étudiant, ce ressenti étant plus naturellement lié à des conditions de travail et d’étude qui ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu’elles devraient être.

Qu’est-ce qui n’aurait pas existé sans la création de l’université de Bordeaux ?

On pense d’abord à la visibilité à l’international, bien évidemment, avec un effet important sur l’attractivité, que ce soit pour les chercheurs ou pour les étudiants. On peut aussi noter que l’université a conforté son ancrage dans l’ensemble des territoires de l’académie de Bordeaux, ce qui est le gage d’un accès à l’enseignement supérieur du plus grand nombre.
Mais l’université de Bordeaux est d’abord et avant tout une aventure humaine qui nous a permis de créer une large communauté universitaire marquée par une très grande diversité de statuts, de métiers et de parcours professionnels au service d’une formation et d’une recherche de premier plan. Je mesure et j’apprécie chaque jour sur le terrain l’importance et la richesse du champ des possibles en termes d’expérience humaine.

C’est un potentiel humain et scientifique pluridisciplinaire exceptionnel. On s’en rend compte lorsqu’on accueille des chercheurs ou des industriels : ceux-ci conviennent qu’ils ont la chance de pouvoir accéder, dans un périmètre restreint, à des compétences de recherche, de formation, d’innovation, de transfert de technologies d’une densité incomparable, au sein d’un même établissement et en lien avec les très nombreux partenaires, publics et privés, avec lesquels nous avons tissé une relation de confiance.

On peut également citer de nombreuses activités de recherche transverses qui sont des réalisations concrètes de l’université de Bordeaux. Un exemple parmi tant d’autres : la recherche autour de la chirurgie du rein couplée au TechnoShop de Bordeaux, qui permet de réaliser une impression en 3D du rein d’un patient pour mieux préparer son opération et aussi mieux former les étudiants en médecine au geste chirurgical.

L’université de Bordeaux, c’est à l’évidence la pérennisation du label d’excellence IDEX et du financement associé, mais surtout l’affirmation d’une grande capacité à se projeter dans l’avenir en développant un projet stratégique d’établissement à 10 ans et en se dotant de véritables capacités de pilotage, notamment pour répondre aux grands appels à projets nationaux et déployer ceux obtenus en lien avec nos priorités : le projet NewDeal, qui guide la transformation de l’offre de formation en la centrant sur la réussite étudiante ; le projet ACT, qui accompagne l’établissement sur les transitions environnementales et sociétales ; le projet DReAM, permettant notamment de renforcer notre politique de formation tout au long de la vie ou notre taux de succès aux appels à projet européens ; le projet InnovationS, qui soutient notre culture de l’innovation et de l’entrepreneuriat ; ou encore notre participation à l’alliance universitaire européenne ENLIGHT, contribution majeure à notre stratégie internationale et au renforcement de l’espace européen d’enseignement supérieur et de recherche.

Enfin, c’est la construction de grandes fonctions de pilotage (RH, finance et achats, patrimoine, etc.) dotées d’un très haut niveau d’expertise, gage d’une cohérence forte entre la stratégie d’établissement et les moyens disponibles et nécessaires à son déploiement. Je peux affirmer aujourd’hui que nos capacités de pilotage nous ont permis d’explorer toutes les marges de manœuvre liées à l’autonomie et de prendre, par exemple, des mesures RH volontaristes (maintien de l’emploi, rehaussement indemnitaire, etc.) dans un contexte budgétaire peu favorable.
 

Quel sont vos vœux pour l’université de Bordeaux en 2024 (et les années à venir) ?

Tout d’abord, j’appelle à une correction drastique des mesures de la loi immigration concernant les étudiants. Celles-ci sont en contradiction avec la tradition multiséculaire d’accueil des étudiants internationaux dans les universités. Elles ternissent l’image de la France et sont à rebours d’une politique de diplomatie d’influence, notamment dans les zones francophones. Cette loi est aussi en contradiction avec les objectifs du programme Bienvenue en France et la politique de réindustrialisation et de souveraineté économique de la France.

La précarité étudiante reste aussi pour moi un sujet de préoccupation. Constatant l’insuffisance des réponses apportées, l’université a pris ses responsabilités en lançant, par exemple, un premier programme de 600 logements qui sera livré en 2026. 

Si l’on revient à la destinée de l’université, à présent que se sont dessinés les dix à quinze grands pôles universitaires français, on constate que les organismes nationaux de recherche ont, de leur côté, très peu évolué. C’est ce que constate en partie le rapport Gillet qui a été remis à la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche en juin 2023 et qui souligne « une organisation difficilement lisible, un fonctionnement qui se complexifie continûment », « un manque de vision consolidée et une stratégie nationale de recherche statique, non planifiée et non déclinée », et qui conclut à une performance à la peine de la recherche française. Dans ce contexte, il faut donc maintenant améliorer l’articulation entre l’université de Bordeaux et les autres opérateurs de recherche, nos partenaires, comme les grandes écoles, les organismes nationaux de recherche et le CHU. Un premier volet concerne la simplification administrative de la recherche à tous les niveaux. L’université de Bordeaux s’inscrit dans le cadre de l’expérimentation nationale avec l’INRIA et l’INRAe sur le périmètre de l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin. Un second volet vise à affirmer le nouveau rôle d’opérateur de recherche conféré aux universités en les considérant comme de véritables chefs de file sur leurs sites. Pour l’université de Bordeaux, cette nouvelle prérogative sera renforcée grâce aux moyens obtenus dans le contrat d’objectifs, de moyens et de performance (COMP 2023-2025) signé avec le ministère.

Plus globalement, mon souhait principal est que nous parvenions, sur l’ensemble de nos activités, à alléger les processus administratifs et budgétaires dont la complexité ne cesse de s’accentuer alors que les universités ont besoin de flexibilité, d’agilité et d’autonomie. Enfin, un autre élément qui n’a pas été traité correctement au cours des dix dernières années, c’est le modèle de financement des universités. Celui-ci reste déséquilibré entre le financement par appel à projets et le financement récurrent, ce dernier étant nettement insuffisant pour mener à bien nos missions de service public. Rééquilibrage budgétaire, maintien de l’emploi, simplification administrative, restent des conditions nécessaires à l’amélioration du bien-être à l’étude et au travail qui, je le rappelle, est une priorité de mon mandat.

Je vous propose de répondre maintenant à la question avec un peu plus de recul. L’avenir de l’université s’inscrit dans un contexte singulier où le monde est traversé par différentes crises et conflits (guerre en Ukraine, guerre Israël-Hamas, dérèglement climatique, inflation, montée des populismes, etc.). Plus que jamais, le monde a besoin de l’université alors qu’au contraire celle-ci est sans cesse empêchée, voire attaquée dans l’affirmation de son rôle comme creuset de la connaissance, de sa diffusion et de sa transmission. Ainsi, j’appelle plus que jamais de mes vœux l’université à rester le lieu du questionnement, de l’ouverture, de l’esprit critique, de la controverse et de la tolérance. La démarche scientifique se nourrit du débat contradictoire, qui n’a rien à voir avec la polémique ou la simple expression d’une opinion sur les médias en ligne et les réseau sociaux, saturés d’explications simplistes et de fake news. Il me semble donc important de rappeler, en ce début d’année 2024, à l’heure d’adresser mes vœux à la communauté universitaire et à tous nos partenaires au sein d’une actualité chargée, à quel point nous avons besoin de l’université publique – qui constitue, comme tout service public, un patrimoine commun ciment de notre nation – et de former l’esprit critique pour permettre aux citoyennes et aux citoyens de décrypter cette société complexe et trouver leur chemin.

L’université de Bordeaux est devenue ce qu'elle est aujourd’hui grâce à vous tous et toutes, personnels, étudiants et partenaires de l’université. Je tiens, au nom de toute l’équipe de direction, à vous remercier pour votre engagement et vous souhaite une très belle année 2024.

Dean Lewis, président de l'université de Bordeaux