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Lilian Thuram : « Le racisme rend malade »

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L’ancien footballeur Lilian Thuram est intervenu mercredi à l’université de Bordeaux dans le cadre de la Conférence des consciences, un événement organisé par des étudiants de la faculté de STAPS sous la coordination de l’enseignante-chercheuse Yamina Meziani pour parler des discriminations - dans le sport et le monde du travail - et de leur impact sur la santé. Interview croisée de la sociologue, également chargée de mission « parité, égalité, diversité » à l’université, et du sportif engagé contre le racisme avec la fondation qu’il a créée en 2008.

Photo : Lilian Thuram et Yamina Meziani © Gautier Dufau
Lilian Thuram et Yamina Meziani © Gautier Dufau

Yamina Meziani, comment est née votre collaboration avec la Fondation Lilian Thuram - Éducation contre le racisme ?

Yamina Meziani : En 2019, j’ai créé un collectif avec une sociologue de l’Université de Reims, Djaouidah Sehili, et deux médecins de l’Université de Saint-Étienne, Rodolphe Charles et Angélique Savall,  pour travailler sur l’impact des discriminations sur la santé. En tant que sociologue du recrutement, j’avais constaté sur le terrain, dans les quartiers dits prioritaires de la politique de la ville, que les jeunes ayant du mal à trouver un emploi souffraient énormément, et qu’ils en venaient à retourner la violence de la société contre eux-mêmes, à se faire du mal. J’ai recruté un doctorant pour travailler sur ces enjeux et, suite à nos premières publications, Lionel Gauthier, le directeur de la Fondation Lilian Thuram - Éducation contre le racisme, a organisé une rencontre l’année dernière pour voir de quelle façon nous pourrions travailler ensemble.

Lilian Thuram, vous êtes intervenu cette semaine à l’université de Bordeaux mais aussi dans des établissements scolaires de Pessac : comment se déroulent ces rencontres ?

Lilian Thuram : Dans les écoles, les enfants travaillent en amont avec leur professeur - lectures, documentaires… - et préparent les questions qui vont lancer la conversation. J’essaie de leur faire comprendre que les problématiques de racisme, du sexisme, de l’homophobie sont liées à une culture et une histoire qui nous ont enfermés dans des catégories, sans même qu’on s’en rende compte. Je m’adapte à l’âge des élèves ou des étudiants pour leur expliquer l’histoire du racisme, qu’il s’agit d’une construction politique, idéologique, liée à des enjeux économiques ; que le concept d’égalité au regard de la couleur de la peau, ou du genre, c’est une nouveauté au niveau historique. Quand je suis né, il y avait encore l’apartheid en Afrique du Sud.

On aborde, par exemple, la façon dont le racisme se maintient dans la société à travers « l’humour » : je demande aux élèves de raconter une « blague » dont on analyse ensuite les ressorts, pour s’apercevoir que certains rôles (le voleur, le terroriste…) sont toujours incarnés par les mêmes personnes. Mon but est de libérer la parole, de leur faire comprendre que le sujet n’est pas si compliqué qu’on le dit, qu’il ne doit surtout pas être tabou, que nous avons tous des préjugés dont nous devons prendre conscience pour les déconstruire. Les enfants sont moins conditionnés que les adultes, je leur apporte ces éléments de réflexion qui vont leur permettre de regarder le monde différemment.

Yamina Meziani, vos étudiants ont eux-mêmes préparé l’intervention de Lilian Thuram à l’université ?

YM : Ce sont des étudiantes et étudiants de la faculté des STAPS, en Master MOS, qui se destinent à devenir managers dans des organisations du secteur sportif marchand. Ils ont une unité d’enseignement qui les prépare à l’organisation de conférences et de séminaires et une autre qui les sensibilise aux questions de discriminations et de violence. C’est dans ce cadre qu’ils ont travaillé sur ce projet depuis septembre dernier, en préparant à la fois des ateliers dans des établissements scolaires de Pessac et la Conférence des consciences - c’est le nom qu’ils ont choisi - à l’université. Il me semble primordial que les étudiants comprennent tous ces enjeux pour être, demain, des managers responsables, qui surmontent leurs préjugés, qui recrutent des gens qui ne leur ressemblent pas forcément, en se basant sur les seules compétences, sans tenir compte de la couleur de la peau, de l’origine, du sexe…

En mars dernier vous organisiez une soirée stand up au Théâtre Fémina de Bordeaux pour les personnels et les étudiants de l’université dans le cadre du Mois de l’inclusivité ; aujourd’hui, c’est Lilian Thuram, ancien footballeur prestigieux, qui vient parler des discriminations aux étudiants : est-ce que le message passe mieux quand il est porté par une célébrité ?

YM : À vrai dire, ce n’est pas du tout ce qui guide mes choix. Je fonctionne en sociologue qui s’intéresse à la trajectoire des gens. Une personnalité très connue qui porte un discours sans vraiment y croire, sans l’incarner correctement, ça ne fonctionne pas. Dans le cas de Lilian Thuram, ce discours n’est pas importé, il traverse sa trajectoire de vie.

LT : Je bénéficie bien sûr d’un a priori positif quand j’arrive quelque part, donc je dois en faire bon usage. Mon inspiration vient des sportifs noirs américains, quand j’ai découvert à quel point ils parvenaient, grâce à leur statut, à questionner la société civile. Parce qu’entre les sportifs de haut niveau et les spectateurs, il y a un lien émotionnel qui s’installe et qui permet un échange particulier. Je me suis donc toujours dit que je devais profiter d’être un joueur de foot, vainqueur de la Coupe du monde, pour parler de ces sujets-là, notamment avec les plus jeunes. Je me suis formé sur ces questions depuis mon plus jeune âge - depuis qu’on m’a traité de « sale Noir » en classe de CM2 ; devenu adulte, j’ai rencontré des chercheurs et des chercheuses qui travaillent sur le racisme, et dont certains constituent aujourd’hui le comité scientifique de ma fondation, pour comprendre cette problématique et être capable d’en parler, le plus sereinement et le plus intelligemment possible.

Beaucoup de gens ne perçoivent pas la violence du racisme, ce qu’il produit chez les personnes qui le subissent : ça rend malade, c’est destructeur. Pour échapper à cette violence, il faut déjà en comprendre les rouages. Quand j’étais adolescent, j’ai lu les livres de Frantz Fanon et cela m’a fait comprendre ce que je vivais, cela m’a soigné. Je suis donc convaincu que le monde académique doit s’emparer de ces sujets pour donner des « armes de compréhension », notamment aux personnes qui subissent le racisme afin qu’elles puissent s’en protéger.

Comment avez-vous vécu le racisme sur les terrains de football ?

LT : J’ai vécu les cris de singe dans les tribunes et les bananes jetées sur la pelouse. Mais il ne faut pas croire qu’il y a plus de racisme dans les stades que dans la société en général, je pense même qu’il y en a moins, seulement il se voit davantage. Et ce racisme-là est tourné vers des joueurs de foot qui sont connus, qui ont de l’argent, qui peuvent se défendre. Cela ne rend pas les choses moins graves, mais ce qui me préoccupe davantage, ce sont les gens qui ne peuvent pas se défendre, qui doivent se taire, rentrer chez eux et retourner au travail le lendemain, quoiqu’il arrive. Si un étudiant, ici à l’université, subit le racisme, je pense que c’est autrement plus compliqué pour lui que pour un joueur de foot.

La Conférence des consciences traitait directement des impacts du racisme sur la santé : une dimension encore assez peu explorée par le monde médical ?

YM : Le monde médical et celui des entreprises en France, contrairement aux États-Unis ou au Canada, ne sont absolument pas prêts à entendre que le racisme peut provoquer des pathologies. Nous devons former les étudiants en médecine à ces sujets, faire comprendre à la société que cela coûte cher d'un point de vue de santé publique de ne pas traiter ces problèmes.

LT : Le racisme rend malade. Et les personnes à qui l’on dit « c’est comme ça, fais profil bas, c’est mieux pour tout le monde » peuvent tomber en dépression sans même en percevoir la cause. Transmettre leur traumatisme à la génération suivante, comme de nombreux chercheurs l’ont établi. En libérant la parole, en éduquant les plus jeunes à ces questions, nous pouvons espérer rompre ce cycle de reproduction des préjugés.