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La Sécurité sociale de l’alimentation, une solution qui a tout bon ?

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Le dernier Rencard du savoir de l’année universitaire s’est penché sur le concept de sécurité sociale de l’alimentation, un dispositif qui garantirait un accès universel à une alimentation de qualité, durable et respectueuse de l’environnement. Si plusieurs expérimentations ont déjà été menées en France, notamment en Gironde, son déploiement à grande échelle pourrait-il voir le jour dans un avenir proche ?

Photo : © Joel Muniz, Unsplash
© Joel Muniz, Unsplash

Inspirée du modèle de la Sécurité sociale, la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) propose de subventionner une partie des achats alimentaires de chaque citoyen tout en soutenant des filières agricoles locales et durables. À Bordeaux, deux expérimentations ont eu lieu : la première à destination d’étudiants bordelais volontaires, via l’association CREPAQ ; la seconde portée par le Département de la Gironde sur plusieurs sites.

Une expérimentation pour les étudiants bordelais…

Dominique Nicolas, co-directeur du CREPAQ (une association créée en 1996, très investie dans la lutte contre le gaspillage et la précarité alimentaires) plébiscite une « démocratie alimentaire » : « Nous en sommes venus à défendre la SSA en constatant que l’aide alimentaire classique reste basée sur les excédents de la grande distribution. Cela signifie que le gaspillage est intégré à son mode de fonctionnement – il est même assumé depuis la loi de 2016 sur le gaspillage réglementaire, qui permet aux grandes surfaces de mettre en place des rayons de promotion pour les produits proches de leur date limite de consommation. Cela limite les dons et engendre une baisse de la qualité de ce qui est donné aux associations », déplore-t-il. Son association critique ainsi le fait que l’alimentation de plusieurs millions de personnes en situation de précarité dépende d’un tel dysfonctionnement, construit par les géants de la distribution.

Entre octobre 2023 et juin 2024, le CREPAQ, déjà investi sur le campus bordelais, a mené une expérimentation de 18 mois auprès de 150 étudiantes et étudiants recrutés avec l’aide de la caisse locale. « Le principe consistait à proposer une cotisation libre de 10 euros minimum, contre une dotation de 100 euros par mois sous forme de monnaie locale – la Gemme, la monnaie girondine », détaille Dominique Nicolas, le recours à cette monnaie leur permettant de mobiliser des acteurs locaux engagés dans des démarches durables.

… Une autre pour les Girondins

Justine Boisredon (chargée de mission résilience et innovation territoriale, démocratie participative au Laboratoire territorial d'innovation publique La Base pour le Département de la Gironde) et Marthe-Aline Jutand (enseignante-chercheuse en sciences de l'éducation et de la formation) sont revenues sur l’expérimentation menée par le département entre avril 2024 et mai 2025 à Captieux, Sainte-Foy-La-Grande, Bègles et dans les quartiers de La Benauge et de Bordeaux Nord.

Justine Boisredon insiste sur les trois piliers fondamentaux de la SSA :

  1. L'universalité, qui signifie l’ambition de s'adresser à l'ensemble de la population.
  2. Le conventionnement démocratique, qui consiste à élaborer une charte avec les points de vente alimentaires partenaires : « Les points de vente conventionnés doivent respecter des critères définis sur chaque territoire. Les participants des caisses locales sont allés négocier ces critères, ensuite inscrits dans une charte de conventionnement. »
  3. La cotisation solidaire, sur le modèle de la Sécurité sociale qui permet à toutes et tous de se soigner. « Nous avons travaillé pendant 18 mois avec une quarantaine de citoyens pour prototyper ce conventionnement. »

Une fois ce travail mené, l’expérimentation a été mise en place auprès d’un panel de 400 Girondines et Girondins. Chaque mois, les participants cotisaient selon leurs moyens, de façon autodéterminée. En contrepartie, ils recevaient une dotation de 150 monas (une monnaie alimentaire, une mona valant un euro), augmentée de 75 euros par personne supplémentaire dans le foyer. Les participants pouvaient ensuite se rendre dans la cinquantaine de points de vente conventionnés pour faire leurs courses : lors du passage en caisse, leur compte mona était débité du montant des produits concernés.

Outre la dimension fortement démocratique, l’objectif était aussi de promouvoir le « bien manger », notion aux multiples facettes : « La santé, la convivialité, la durabilité, ou le simple fait de comprendre ce que l'on mange font partie des raisons qui incitent à faire attention à son alimentation », note Marthe-Aline Jutand. Une définition a émergé du travail qu’elle a mené avec les participants, avec l’aide du collectif Acclimataction, porteur du dispositif de la SSA girondine : « Bien manger, c’est se nourrir avec des aliments variés, équilibrés et de qualité, en prenant plaisir et en prenant soin de la santé humaine, sociale et environnementale, ce qui implique une sensibilisation permanente. »

C’est intime et pas banal, l’alimentation !

Dans la salle, plusieurs bénéficiaires du dispositif girondin ont pris la parole pour témoigner. Pour Théodora, le conventionnement a posé problème sur certains produits : « Le café vient de très loin. Je comprends que c'est indispensable pour beaucoup, mais j'aurais préféré qu'on puisse intégrer d'autres choses, comme le raisin de Corinthe. C'est peut-être moins essentiel pour certains, mais c'est plus local. »

Une autre participante estime au contraire que le café entre parfaitement dans les critères : « Cela permet de soutenir de petits producteurs quand on le source bien. » Pour Marthe-Aline Jutand : « le conventionnement des produits permet aussi aux participants d’augmenter leurs connaissances et leurs compétences sur la provenance. »

Autre débat délicat : l’alimentation végétarienne. Certaines incitations ont pu être perçues comme une forme de violence symbolique : « Cette question de la végétalisation de l’alimentation, évidente pour certains, n’est pas reçue de la même manière par d’autres, qui voient dans l’aide SSA leur seul moyen d’acheter un petit morceau de viande de qualité », souligne Marthe-Aline Jutand. « Quand on leur a dit “non, il faut être végétarien”, certains ont d’abord quitté la table avant de bien vouloir reprendre la discussion. »

Yannick Lung, co-président de La Gemme, est également intervenu pour défendre l’usage de la monnaie locale dans l’expérimentation étudiante. Il rappelle que les étudiants volontaires étaient en situation de grande précarité (certains disposant de moins de 50 euros par mois pour se nourrir). « Recevoir 100 gemmes par mois, ce n’était pas rien ! » En réponse aux craintes de détournement du système, les chiffres ont montré que 98,5 % des gemmes ont été dépensées dans des magasins alimentaires. Enfin, « l’impact médiatique a été très large, ce qui a permis de porter le débat sur la démocratie alimentaire et sur l’insoutenabilité du système actuel », a-t-il conclu, souhaitant politiser la question de la précarité alimentaire et montrer qu’il est possible de faire autrement.

Il demeure que ces expérimentations, dont l’évaluation scientifique est en cours, devront aussi être financées et débattues politiquement avant qu’un véritable passage à l’échelle soit possible.

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