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[Podcast] L’ubérisation, (contre-)révolution ?

Mise à jour le :

Les plateformes numériques bousculent des pans entiers de l’économie, promettant services à bas coût et travail à la carte. Mais elles esquissent aussi un monde où les droits sociaux se réduiraient comme peau de chagrin. Le 23 février, les Rencards du Savoir se penchaient sur cette ubérisation et ses répercussions.

Photo : Ubériser désigne le fait de « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies » © Nicolas DUPREY/ CD 78
Ubériser désigne le fait de « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies » © Nicolas DUPREY/ CD 78

Le 11 février dernier était inaugurée à Bordeaux la Maison des livreurs, dans le quartier Sainte-Croix. Les coursiers travaillant pour Uber Eats, Deliveroo ou encore Stuart peuvent s’y reposer, y réparer leur vélo mais également profiter de consultations médicales gratuites et d’aides administratives. Si plusieurs acteurs associatifs et politiques ont œuvré à la création de ce lieu, c’est pour répondre à la détresse dans laquelle se trouvent ces « petites mains » de l’ubérisation. Leurs conditions de travail, de plus en plus visibilisées, interrogent quant au modèle économique et managérial promu par certaines plateformes. Et ce, jusqu’aux bancs du Parlement européen.

Pour mieux comprendre l’ubérisation et les controverses dont elle fait l’objet, les Rencards du Savoir proposaient d’entrecroiser les approches du droit, de l’économie et de la santé au cours d’un café-débat à la Bibliothèque Mériadeck. Etaient invités Isabelle Daugareilh, directrice de recherche CNRS et juriste au Centre de droit comparé du travail et de la sécurité sociale (COMPTRASEC – université de Bordeaux et CNRS), Matthieu Montalban, maître de conférences en sciences économiques et directeur du département Changes1 de l’université de Bordeaux ainsi que Morgan Garcia, salarié de Médecins du monde et responsable d’une mission exploratoire à Bordeaux auprès de travailleurs précarisés.

Uber, l'arbre qui cache la forêt

Dans son acceptation la plus large, ubériser désigne le fait de « déstabiliser et transformer avec un modèle économique innovant tirant parti des nouvelles technologies » (le Petit Robert, 2017). Si l’expression tire son nom de la start-up californienne Uber, toutes les plateformes numériques ne partagent pas pour autant son modèle économique. Uber met en relation des particuliers avec des autoentrepreneurs qui proposent un service, de VTC ou de livraison de plats. Tout comme Deliveroo, elle constitue ainsi une plateforme de travail et se distingue d’Airbnb ou Leboncoin qui mettent en relation des particuliers avec d'autres particuliers proposant un bien. Rien à voir, non plus, avec Blablacar où la somme versée par l'utilisateur n’est pas une rémunération mais doit couvrir des frais.

Les enjeux et les risques de l’ubérisation diffèrent ainsi selon les acteurs considérés. En s’appuyant sur des travailleurs « indépendants » mais contraints sur divers aspects (tarifs, clientèle…) et rémunérés chichement, certaines plateformes de travail apparaissent moins innovantes que rétrogrades. Et flirtent dangereusement avec le salariat déguisé…

 

Pour en savoir plus sur la programmation des Rencards du savoir

 

 

 

 

Un pas en avant, deux en arrière ?

Matthieu Montalban apporte un éclairage historique en rappelant la longue quête d’une protection sociale par les ouvriers, et notamment les tisserands. Au XIXe siècle, ces derniers perdent leur statut de travailleurs indépendants et intègrent des manufactures où le travail est standardisé et surveillé. Dicté par la productivité, leur quotidien ne fait qu’empirer et ils s’unissent et manifestent. Grève après grève, accident après accident, le salariat se part de garanties et la signature d’un contrat de travail ouvre à des droits. Mais, avec l’essor du numérique, les règles changent. Inutile d’investir dans une usine pour surveiller sa main d’œuvre puisque « le contrôle à distance est bien plus simple et, de facto, le salariat apparaît inutile pour les plateformes », explique l’économiste. « Certaines d’entre elles arguent donc de leur modèle économique et s'appuient sur une certaine complicité des pouvoirs publics pour imposer comme condition d’accès à l’activité le recours au statut de travailleur indépendant, explique Isabelle Daugareilh. Les travailleurs ubérisés se retrouvent ainsi dans une situation juridique totalement inappropriée : ils doivent se soumettre à des directives très strictes de la plateforme, sont l'objet de contrôles et subissent des sanctions mais n'ont pas accès aux garanties qu'offrirait un contrat de travail. »

La « double peine »

Ces dernières années, la population de coursiers a profondément changée. Exit les étudiants bordelais arrondissant leurs fins de mois, ce sont avant tout « des personnes originaires d’Afrique et d’Asie, moins jeunes et de plus en plus souvent sans papiers », constate Morgan Garcia. Certaines personnes peu scrupuleuses leur proposent de sous-louer leur compte, moyennant une commission. Isabelle Daugareilh évoque alors la « double peine » lorsque ces coursiers sans papiers font une demande de régularisation : « Les plateformes refusent de leur proposer un emploi salarié, condition pour être régularisé via la circulaire Vals. » « Il y a ainsi une forme de captivité de la main d’œuvre qui n’a d’autres choix que de continuer ce travail comme activité génératrice de revenus », déplore Morgan Garcia.

Pour dégager une rémunération suffisante, les coursiers multiplient donc les heures, au détriment de leur santé. Les algorithmes des applications les amènent à adopter des comportements accidentogènes, accidents pour lesquels ils ne seront pas protégés, et parasitent même leur sommeil.

De ces risques psycho-sociaux à la rentabilité des plateformes, les intervenants ont abordé de nombreux aspects de l’ubérisation durant le café-débat. Une analyse à la croisée des disciplines à (re)découvrir en podcast.

1 : Sciences sociales des changements contemporains

Par Yoann Frontout, journaliste scientifique et animateur des Rencards du savoir

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